Ce que lon peut appeler la tentation de Caïn devant léchec refus, révolte, négation de la réalité se rencontre en de nombreuses occasions dans notre vie. Par exemple après la mort dun être cher, ou après ces « petites morts » que sont la maladie ou laccident grave, la séparation ou léchec, et même, plus largement, les déceptions ou les déconvenues. Tous ces événements ouvrent en nous une blessure plus ou moins grave, ressentie comme une perte de substance, et qui peut, à défaut de soins attentifs et si lon cède à la tentation de révolte, conduire à la dépression, au suicide ou au crime : blessure de lhomme, porte de la mort. Pour ne pas céder à cette tentation, pour guérir la blessure, la vie exige un « travail de deuil », qui conduit à une acceptation pacifiante. Ce travail de guérison demande du temps, le temps de savoir faire un bien dassumer la souffrance, plutôt que de sen débarrasser. Depuis que la Bible nous parle de Caïn, nous savons que lhomme nest pas seul pour surmonter cette tentation. Dieu a toujours une parole pour celui qui souffre. Parole directe, dans la Genèse, ou parole inspirée à lentourage proche du blessé, la famille, lami, ou simplement un passant qui, sans le savoir, sera le bon samaritain.
Reste à comprendre lorigine de cette souffrance quil semble indispensable dassumer pour croître vers la vie éternelle, puisque son refus ne mène quà la mort. La tentation de Caïn éclaire notre recherche comme exemple premier, fondateur du phénomène pour lespèce humaine, mais nous pouvons aussi en saisir la traduction dans chacune de nos vies, quand viennent, pour le petit de lhomme, les premières souffrances quil lui faut assumer aux tendres années de son enfance.
YHWH sétait chargé directement de léducation de Caïn, aux lueurs de la préhistoire. Mais imaginons lenfance de Caïn aujourdhui, alors que YHWH a délégué son éducation à sa mère ainsi quà lécole. Lenfant a appris à dessiner, sur du papier, des figures qui ressemblent aux objets quil connaît. Voilà plusieurs années quil rapporte à sa mère les dessins quil fait à lécole. Tout le monde à lair heureux, y compris son petit frère Abel, de quatre ans son cadet. Jusquau jour où Abel, lui aussi, rapporte à sa mère son premier dessin de lécole. Admirative, sa mère félicite Abel : Oh ! le beau dessin ! Mais pourquoi, lorsque Caïn, voyant cela, tend vers sa mère son dessin, à lui, quil juge au moins aussi bon, sentend-il dire sur un ton de reproche : Ah! ça suffit les gribouillages ! Tu nas plus lâge !
Les faces de Caïn se sont effondrées. Il pleure. Il regarde son frère Abel dun air sombre en ruminant de noirs projets. Sa mère sen aperçoit. Elle le prend à part et lui dit quelle laime. Elle lui explique quil est grand maintenant, quil va à lécole pour apprendre à lire et à écrire, pour devenir comme son père. Oui, cest plus difficile que de faire des dessins, mais si tu écoutes bien ce quon te dit, et si tu fais bien ce quon te demande, tu verras, ça ira très bien. Et tu vas y arriver ! Tu ne pleures plus maintenant, nest-ce pas ?
Difficile montée de lhomme ! Pour sortir de lanimalité, il faut entrer dans la culture. Il faut assumer leffort de cet apprentissage pour accéder aux jardins de lesprit. La matière, la pâte humaine, la adamah, doit être longuement pétrie dans la souffrance, cest la loi de tous les enfantements à la vie. Cultiver la adamah, comme Caïn, cest sans doute produire bien des fruits qui relèvent du règne végétal, mais cest, plus encore, faire venir ces nouveaux fruits que révèle le règne de lesprit sur un corps qui asssume. Cette montée est un combat de tous les instants, contre des pesanteurs qui nous retiennent à la terre, contre nos peurs de souffrir, et peut-être, par-dessus tout, contre nos avidités de savoir, de comprendre, en refusant de payer le prix de la traversée : écoute et suis, contre toute logique apparente, la voix qui te guide. Tu ne pourras comprendre que si tu as consenti à quitter ce à quoi tu taccroches. Ce nest quau sortir de limpénétrable nuit de la foi, que tu pourras goûter, dans la paix de ta sérénité retrouvée, les fruits sublimes du jardin.