Genèse 4,
1-16 Caïn et Abel Notes
- Gn 4, 1
Lhominidé
Hébreu : ha-adam
Le mot adam est ici un nom commun, avec article défini. Le « adam » nest pas encore lhomme Adam quil deviendra à la fin du chapitre 4 : il est toujours au stade préhominien du chapitre 1er, créé mâle et femelle (Gn 1, 27), cest-à-dire dans la condition animale. En revanche, Ève appartient déjà pleinement à lespèce humaine : elle nest plus femelle dhomonidé.
Voir à ce sujet létude LHomme qui engendre.
- Gn 4, 2
Mais elle se remit à enfanter
Hébreu : wa-toseph la-lèdèt
Littéralement : « mais elle ajouta pour enfanter ». Il y a donc ici recherche dun résultat de la part de Ève, contrairement à son attitude passive du premier verset.
- Gn 4, 3
Quand le temps fut accompli
Hébreu : wayehi mi-qetç yamim
Littéralement : « il advint, dune limite de jours, (que
) ». Cette expression se rencontre à plusieurs reprises dans la Bible, et marque toujours la fin dun temps dépreuve :
- Gn 8, 6, à lissue des 40 jours du déluge ;
- Gn 41, 1, à lissue de lemprisonnement de Joseph dans les geôles de Pharaon ;
- Ex 12, 41, à lissue de lesclavage des Hébreux en Égypte ; etc.
- Gn 4, 3
cette terre
Cest-à-dire la terre quil cultivait au verset 2, puisque le mot terre est ici précédé de larticle défini (ou démonstratif), absent au verset 2. Caïn offre donc à Yhwh un produit de son travail.
- Gn 4, 5
et il était très abattu
Hébreu : wa-yippelou panaiw
Littéralement : « et ses faces sécroulaient ». Caïn était en plein désarroi, bouleversé, décontenancé, abattu, prostré : il avait perdu la face. Cette expression se rencontre le plus souvent lorsque lhomme shumilie en se prosternant à terre, devant Dieu (Gn 17, 3) ou devant un homme (Gn 44, 14 ; 50, 18), ou encore lorsque lennemi est humilié de sa défaite (Lv 26, 7 et 8).
Pour Caïn, la contrariété de léchec est ressentie comme une atteinte à la personne intime : une brèche a été ouverte dans les murs de la citadelle où se tient la vie, véritable effondrement dans « les faces » de lhomme. Cest une perte grave, pour le « moi », pour la personne. Caïn éprouve douloureusement le vide creusé par cet arrachement dune partie de sa substance : il ne peut plus sy appuyer, le sol sest dérobé sous ses pieds.
On peut compléter cette lecture psychologique de lexpression « ses faces sécroulent », par une lecture théologique ou philosophique. Alors que son frère Abel lui apparaît en union intime avec Dieu (son sacrifice est agréé), Caïn éprouve le sentiment inconnu du vide laissé en lui par labsence de Dieu, qui sest retiré (son sacrifice nest pas agréé). Dans le verset suivant, Dieu lui demandera dassumer, de supporter, daccepter cette souffrance (ne plus voir Dieu qui le comblait) en continuant de vivre avec cette absence. Cest la nuit mystique, la désolation. Dieu sest retiré pour offrir à lhomme la liberté de le choisir encore, de monter en sapprochant plus près de lui. La souffrance est le prix à payer pour cette liberté.
- Gn 4, 7
supporter
Le verbe est à létat construit, donc appelant un complément
absent du texte. Ne ferais-tu pas bien de supporter « ce qui tarrive ». Il est suggéré à Caïn dassumer la situation déchec quil vient de vivre, den supporter la déconvenue, de « prendre sur lui » comme un bien.
En terme de mystique, cette souffrance à assumer est celle de la désolation, des heures de la nuit, de labsence de Dieu.
- Gn 4, 7
cest une faute de laisser cette brèche dormante
Hébreu : la-pètah, hataat robeç
Cette incise est sans doute lune des plus obscures de la Bible. Il faut bien reconnaître que la syntaxe en est excessivement rudimentaire ; littéralement, il est écrit : « en ce qui concerne le trou : une faute, abandonné ». Seule une analyse grammaticale rigoureuse, notamment sur laccord du participe « abandonné (dormant) », peut conduire au sens hors de toute ambiguïté. Mais la compréhension en est si difficile que la totalité des témoins, semble-t-il, ont préféré la lire ainsi : « la faute est tapie à louverture (ou à la porte) ». Cette lecture nest pas du tout conforme au texte écrit, pour plusieurs raisons :
- Le verbe rabaç (se coucher, sétendre) est mal représenté par « se tapir », car un animal tapi est à laffût, donc tendu vers quelque proie. Ce choix veut clairement désigner « la faute » comme un prédateur dangereux, qui guette lhomme et menace sa vie ; un tel a priori anticipe indûment sur la suite du texte ou sur une morale apprise. Au contraire, le verbe rabaç traduit une mise au repos détendue et contemplative ; il est ici au participe actif, ce qui marque une certaine volonté de maintenir le repos durablement, de laisser les choses à labandon. Il y a contresens.
- Autre dérive possible du vocabulaire : Le mot pètah (de patah, ouvrir) signifie trou, ouverture, ou brèche, entrée, etc. mais le mot porte est à proscrire, car il fait dévier le sens de louverture vers lartefact qui permet de fermer cette ouverture, introduisant ainsi un nouveau contresens pour rendre cette incise plus obscure encore.
- Le mot « faute », hataat, est ici un nom féminin, tandis que le mot « ouverture » (brèche, trou), pètah, est masculin. Or le verbe rabaç est accordé au masculin. Il est donc impossible de rapporter ce verbe au mot faute : il faut le rapporter à louverture, seul nom masculin de cette incise. On observera que le même mot « faute » existe aussi au masculin (héte), et sil na pas été employé ici, cest sans doute pour interdire cet accord fautif, en écartant toute confusion possible. La lecture doit respecter la grammaire de ce qui est écrit.
- Il ny a pas darticle défini devant le mot faute. Le sens du texte est bien : cest une faute de etc. Le fait dintroduire, à tort, larticle défini, oblige le lecteur à rechercher en quoi consiste cette prétendue « faute tapie à louverture », et il en trouve une toujours à tort , soit avant (la colère ?), soit après (le meurtre ?). À refuser de lire ce qui est écrit, on ségare hors du sens.
- Dans les deux dernières incises de ce verset, Caïn est averti que « quelque chose » aspire vers lui, et quil devra maîtriser. Ce « quelque chose » est représenté, à deux reprises, par un pronom masculin singulier. À nouveau, ce ne peut pas être la faute, mot féminin, ce ne peut être que louverture (le trou), car cest le seul nom masculin singulier de tout le passage. La lecture, encore, doit respecter la grammaire de ce qui est écrit.
On peut toutefois se demander pourquoi cette incise est construite avec une syntaxe aussi aberrante quoique dune absolue rigueur. Ce nest pas une faiblesse du texte, mais plutôt une énigme soumise par le serpent (les rédacteurs) aux fils dÈve que nous sommes, et qui devons la déchiffrer avant daller plus loin. Si nous tombons dans le piège du contresens, cest sans doute par précipitation sur la suite du texte, où nous voulons trouver la preuve de « la faute » dont nous croyons Caïn coupable.
Quest-ce donc quune faute ? Nest-ce pas simplement, ici, en cette première occurrence du mot dans la Bible, conformément à son sens étymologique (cf. faute au Glossaire) une action défaillante, dénuée de ces connotations morales ou théologiques venues tardivement en troubler lévidence ? Il apparaît alors clairement que Dieu met en garde Caïn contre une faute qui consisterait à laisser dormir cette brèche, à négliger la blessure béante que vient de creuser en lui sa douloureuse déconvenue : il serait fautif de nier la perte de substance quil vient de subir.
Dans le langage mystique, la faute, ici, consiste à vouloir ignorer le vide laissé par labsence divine, ce qui équivaut à nier tout désir de voir Dieu venir le combler. On reconnaîtra quune telle faute est à la racine de lorgueil et de la philosophie de Nietzsche.
- Gn 4, 7
cest vers toi quelle aspire
Littéralement : « vers toi [est] son aspiration » (ou « son désir »).
Il sagit de tout ce que peut laisser entrer en lui cette brèche ouverte dans « les faces » de Caïn, si elle est laissée à labandon : dangers liés aux agressions incontrôlées venues du monde extérieur, qui menacent de mort sa vie intérieure.
Mais on peut dire, aussi, quen attirant son attention sur laspiration que ce vide exerce sur lhomme, Dieu éveille en Caïn le désir de voir ce vide comblé, lui suggérant ainsi de prier Dieu de venir le remplir.
Ces deux lectures se complètent, dabord pour faire comprendre en quoi il est fautif de négliger cette blessure béante, ensuite pour présenter les enjeux de lalternative devant la blessure : refuser de suivre la parole conduit à la mort ; la suivre, cest faire appel à Dieu pour en être guéri.
- Gn 4, 7
tu vas la maîtriser
Cest-à-dire : « Tu vas contrôler cette brèche ouverte dans tes faces. Tu vas donc porter toute ton attention à ta blessure ».
Après lexplication donnée dans les incises précédentes, Dieu prodigue maintenant à Caïn ses encouragements à se conduire en conséquence.
- Gn 4, 8
«
»
Attesté par de nombreux manuscrits hébreux qui comportent ici un espace vide, le texte hébreu ne dit rien des propos tenus par Caïn à son frère Abel.
Cependant, plusieurs traductions dont les versions syriaque, grecque (Septante), latine (Vulgate), araméenne (Targum de Jérusalem) ont rempli ce vide avec un texte que lon peut traduire ainsi : Allons dehors .
- Gn 4, 9
Je ne savais pas
Plutôt que « je ne sais pas ». Car la forme du verbe est accomplie, laction est passée. En posant la question où est ton frère ? , Yhwh révèle quil était présent quand Caïn a tué Abel, ce qui déclenche en Caïn une prise de conscience.
On trouve la même expression Je ne savais pas dans la bouche de Jacob lorsquil séveille, après avoir vu en rêve léchelle par où les anges montent et descendent entre terre et cieux. Il dit : Yhwh était là, en ce lieu-même ; et moi, je ne savais pas ! (Gn 28, 16).
- Gn 4, 14
je serai caché de toi
Cest-à-dire « tu ne pourras plus me voir, et je resterai donc ignoré de toi ». Caïn exprime ici une inquiétude : il ne bénéficie plus de la protection divine. Ce que confirme la seconde partie du verset.
- Gn 4, 16
dans un monde derrance
Hébreu : be-èrèç nod
Tous les témoins lisent : « en terre de Nod ». Cette lecture est en effet conforme à la grammaire, mais le nom propre Nod ne correspond à aucune région, aucun pays connu. De plus, les mots qui suivent, à lorient dÉden , qui paraissent en préciser la situation géographique, ne sont en réalité daucun secours car personne ne sait davantage où était situé le jardin dÉden.
Ce verset ne parle pas de lieux géographiques, mais de lieux spirituels. Lerrance nod vient dêtre évoquée aux versets 12 et 14, et le verset 16 ne fait que confirmer le sort de Caïn : comme son père Adam, il cultivera la terre sans résultat (verset 12), et Dieu layant chassé du jardin dÉden (verset 14), il vit en errant dans le monde. Cest la condition de lhomme, désormais, et dans sa prière, David fera écho à Caïn en employant le même mot nod, avec le même sens :
Toi, tu tiens compte de mon errance (Ps 56, 9)
La lecture spirituelle de cette incise est confirmée par les deux mots suivants qui terminent ce verset (cf. note suivante : au devant dÉden).
- Gn 4, 16
au devant dÉden
Hébreu : qidemat-éden
Sens littéral : à lorient dÉden. Cependant, Éden est un lieu spirituel, et le mot qidemat gagne à être lu dans son sens premier : « au devant, en anticipation ». Car lorient est la direction du soleil levant, et cest donc vers lorient que lhomme regarde « en anticipation », pour se porter « au devant » de la lumière divine à laquelle il aspire. On peut alors comprendre que, chassé de la terre féconde du jardin dÉden, lhomme, et singulièrement Caïn, repoussé dans un monde derrance, se porte à la recherche de ce Paradis perdu, « au devant dÉden ».
Additif pour le commentaire:
La faute serait, dit Dieu, de laisser sans soins la blessure béante résultant de cet échec.
La faute, en effet, sera de refuser découter Dieu pour suivre sa parole ; de se complaire plutôt dans le refus de cet échec, au point de tenter, enfin, une action en annulation des faits qui lui ont donné naissance. Cette action à tort, cest la perversité.